Préserver l'engagement volontaire face à la menace de la Directive européenne sur le temps de travail (DETT)
Le modèle français de secours d’urgence repose sur l’engagement altruiste et généreux des sapeurs-pompiers volontaires (SPV) qui représentent 79% des sapeurs-pompiers de France. La Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) alerte sur le risque lié à une Directive européenne sur le temps de travail (DETT) qui menacerait l'activité de sapeur-pompier volontaire si elle devait leur être appliquée.
La Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail pourrait être appliquée aux sapeurs-pompiers volontaires, du fait de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, en les considérant non plus comme des citoyens librement engagés, mais comme des travailleurs.
Texte extrait du document d'interpellation de la FNSPF pour les élections européennes 2019, publié le 6 mars 2019. A télécharger en bas de cette page.
Contexte
Le 21 février 2018, la Cour de justice de l’Union européenne(2) a statué, sur renvoi préjudiciel, sur un contentieux opposant un sapeur-pompier volontaire belge, Rudy Matzak, à la commune de Nivelles concernant le paiement de certaines prestations, notamment de « gardes à domicile ». La Cour a considéré que bien qu’étant volontaire, M. Matzak devait être considéré comme un «travailleur» au sens de la Directive et que ses gardes devaient être considérées comme du temps de travail.
En France, la loi n° 2011-851 du 20 juillet 2011 relative à l’engagement des sapeurs-pompiers volontaires et à son cadre juridique (loi dite Morel-A-L’Huissier, adoptée à l’unanimité par le Parlement français), codifiée aux articles L 723-3 et suivants du Code de la sécurité intérieure, reconnaît la spécificité du volontariat, qu’elle définit comme un engagement libre de toute personne au service de la communauté, comme une activité reposant sur le volontariat et le bénévolat, exercée non pas à titre professionnel mais dans des conditions qui lui sont propres, ni le code du travail ni le statut de la fonction publique ne lui étant applicable sauf disposition législative contraire(3). Cependant, des contentieux(4) ont été engagés devant les juridictions françaises sur le fondement de l’arrêt Matzak, afin d’obtenir la qualification de travailleur pour les sapeurs-pompiers volontaires français.
Si le sapeur-pompier volontaire était demain considéré comme un travailleur… quels impacts ?
Comme le souligne le rapport de la Mission Volontariat remis le 23 mai 2018 au ministre de l’Intérieur, le volontariat est un engagement altruiste et généreux, il ne peut donc être confondu avec une charge de travail. Si tel était le cas, cela sonnerait la fin de ce système puisque le temps de volontariat serait comptabilisé dans le calcul du temps de travail hebdomadaire autorisé (48h) et serait soumis au principe de repos quotidien de sécurité (11h).
D’une logique d’organisation selon la disponibilité avec des autorisations d’absence conventionnées avec leurs employeurs (pour des formations et des interventions), les SPV passeraient alors à une logique de cumul d’emplois. Cela porterait préjudice tant aux SPV, qu’à leurs employeurs, privés et publics, rendant de fait impossible la conciliation d’un engagement de SPV et d’une activité professionnelle, sachant que 69% des SPV français sont salariés.
Ce serait également préjudiciable pour les services départementaux d’incendie et de secours, qui devraient alors recruter des sapeurs-pompiers professionnels à temps partiel en remplacement des anciens volontaires.
À budget constant, le rapport de la Mission volontariat montre les conséquences de ce scénario :
- Une ressource réduite à 48.000 sapeurs-pompiers contractuels à temps partiel à raison de 12 heures hebdomadaires, contre 195.000 volontaires en 2017 ;
- Une réduction du potentiel opérationnel en garde postée de 12% en journée et de 15% la nuit ;
- La destruction du potentiel d’astreinte par assèchement de la ressource volontaire ;
- L’anéantissement du potentiel de montée en puissance en cas de crise, la ressource humaine étant déjà affectée au quotidien.
Ainsi, l’engagement altruiste et généreux sans but lucratif (avec de simples indemnités horaires et une prestation de fin de service) ferait place à une logique de contractualisation et de droits à pensions de retraite, ce qui aurait de lourdes conséquences pour le statut juridique, fiscal et social des SPV et les finances publiques.
La professionnalisation intégrale ne semble également pas envisageable en raison de son impact budgétaire (2,5 Mds€) incompatible avec l’objectif de maîtrise de la dépense et de la dette publiques.La distribution des secours, au quotidien et en temps de crise, ne serait plus assurée dans les mêmes conditions (proximité, rapport coût/efficacité, équité territoriale, capacité de montée en puissance) qu’aujourd’hui, au détriment de la population et de la résilience de notre société.
Dans le contexte de l’accélération et de l’augmentation des crises de sécurité civile (inondations, feux de forêt, terrorisme), il est plus que jamais nécessaire de pouvoir compter sur l’engagement citoyen des sapeurs-pompiers volontaires pour permettre une montée en charge et en puissance rapide des forces mobilisables, partout en Europe.
Si le sapeur-pompier volontaire était demain considéré comme un travailleur… quels enjeux ?
Plus qu’un débat juridique, l’enjeu est politique. Il s’agit d’un choix de valeurs et de société. Un sapeur-pompier volontaire s’engage aujourd’hui par choix, pour autrui, pour rendre service à la communauté. Dans le même élan qu’un élu local, le sapeur-pompier volontaire s’engage pour son territoire, pour contribuer à son développement.
Le sapeur-pompier volontaire s'engage pour protéger ses concitoyens, les entreprises et paysages de son territoire contre le feu, les inondations et tous les risques du quotidien. Il ne le fait pas pour se mettre au service d’un employeur en contrepartie d’une rémunération. Dans son sillage, ce sont également d’autres formes d’engagement (bénévoles associatifs pour les organisations sociales, sanitaires, caritatives, de jeunesse…) qui tomberaient et le concept même de société de l’engagement qui serait anéanti.
À l’heure où la France connaît une crise sociale et des fractures territoriales sans précédent et où l’Europe tout entière questionne son avenir face aux menaces qui pèsent sur sa sécurité (terrorisme, dérèglement climatique, migrations…) il est plus que jamais nécessaire de faire appel à la mobilisation citoyenne aux côtés des forces professionnelles pour protéger les populations.
Les sapeurs-pompiers de France appellent donc à un rassemblement autour des valeurs d’engagement, d’humanisme, de service, de solidarité et de fraternité. Alors que l’engagement volontaire de la jeunesse est encouragé au travers du service civique et de la construction d’un service national universel afin de recréer un lien et un brassage social, il serait incompréhensible de remettre en cause la mixité des services de secours, qui reposent aujourd’hui précisément sur ces principes altruistes. La directive 2003/88/CE avait été rédigée dans un contexte bien différent où la priorité était à la protection des salariés, menacés par la dérégulation ; et elle ne visait pas l’engagement volontaire.
Il est donc désormais urgent de ne pas laisser la seule justice trancher. L’enjeu est politique et concerne tant les sapeurs-pompiers de France, et plus largement toute la population, que leurs homologues européens, car en effet, nombreux sont les pays européens dont le système de secours d’urgence repose également sur l’engagement volontaire des citoyens. Le législateur européen, que les députés européens incarnent pour partie, doit donc intervenir pour permettre la pérennité de la distribution des secours : sans volontariat, plus de secours dans de nombreux pays européens ! En complément, notons que les quelques États membres ayant fait le choix d’une forte professionnalisation ou d’une contractualisation de leurs sapeurs-pompiers pompiers au détriment d’un volontariat plus marqué se voient aujourd’hui limités dans la distribution des secours de proximité, hors zones urbaines.
Il a été aussi constaté dans ces pays que la capacité opérationnelle en situation de crise ou de catastrophe est aussi également fortement amputée, faute de pouvoir disposer de ressources en nombre suffisant.
Le besoin d’une directive spécifique…
Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, et le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, ont confirmé devant le Parlement la volonté gouvernementale de prendre une initiative pour faire en sorte que le modèle français de secours ne soit pas remis en cause par l’application de la Directive 2003/88/CE aux SPV. La FNSPF estime que la meilleure solution pour protéger, sous toutes ses formes, l’engagement volontaire et bénévole des services de sécurité/protection civile, est l’adoption d’une directive spécifique durant la prochaine mandature européenne comme le Sénat français et l’Assemblée nationale en ont fait la demande dans leurs motions des 26 septembre et 21 novembre 2018 au président JUNCKER.
En effet, vouloir exploiter les possibilités de dérogation de la DETT(5) conduirait à admettre juridiquement l’assimilation du volontariat de sapeur-pompier comme une forme de travail. Or cela est à l’opposé de la position des gouvernements français successifs depuis quinze ans et c’est précisément ce risque juridique qu’il faut éloigner.
Par ailleurs, la dérogation ne serait pas totale et relèverait plus généralement d’assouplissements qui n’exonéreraient pas des contraintes les plus bloquantes que sont le repos journalier et le plafond de la durée de travail hebdomadaire. Également envisageable, la voie d’une révision de la DETT, paraît devoir être écartée car trop longue et aléatoire, à la lumière de l’échec des deux tentatives précédentes.
La voie d’une directive spécifique semble donc la plus appropriée pour sécuriser dans un délai suffisamment court l’engagement citoyen généreux et altruiste de nos volontairesou autres réserves opérationnelles. À cet égard, les associations agréées de sécurité civile (Croix-Rouge française, Fédération nationale de Protection civile…) partagent l’inquiétudes de requalification de l’engagement de leurs bénévoles.
… soutenu par les sapeurs-pompiers d’Allemagne, d’Autriche et des Pays-Bas…
En complément, cette analyse est partagée par des sapeurspompiers d’autres pays européens dont le système repose sur le volontariat. À l’initiative de la Fédération nationale des sapeurspompiers de France, une motion commune a ainsi été signée par les Fédérations de sapeurs-pompiers d’Allemagne, d’Autriche et des Pays-Bas le 25 octobre 2018. Cette motion est aujourd’hui en passe d’être signée par l’ensemble des Fédérations européennes qui rejoignent notre analyse et sont inquiètes
(2) CJUE, 21févr. 2018, aff. C-518/15 Villes de Nivelles contre Rudy Matzak.
(3) Il en va ainsi notamment pour les règles d’hygiène et de sécurité, identiques pour les pompiers professionnels et volontaires.
(4 )Tribunal administratif de Strasbourg (2e chambre), 2 novembre 2017, Syndicat autonome des SPP et des PATS du Bas-Rhin, n° 1700145, conclusions A. DULMET, déclarant illégale la fixation à 2850 heures par le SDIS du Bas-Rhin du nombre d’indemnités horaires hors astreintes et à 50 du nombre de semaines d’astreintes pouvant être effectuées par un SPV. Procédure engagée devant le TA de Lyon en sa qualité de SPV par un dirigeant national du syndicat SUD SDIS.
(5) L’article 17 de la directive prévoit certaines dérogations, limitées, «pour les activités caractérisées par la nécessité d’assurer la continuité du service ou de la production, notamment lorsqu’il s’agit: iii) des services de presse, de radio, de télévision, de productions cinématographiques, des postes ou télécommunications, des services d’ambulance, de sapeurs-pompiers ou de protection civile».